An Itroun Varia

C’est l'hiver. J'ai emprunté une voiture à une amie. Je n'en peux plus de rester dans la maison, fût-ce pour écrire. Je pars. La route est ouverte, intègre, espérante et bleue. Je prends les chemins que mon coeur a voulu sacrés, mon coeur et la foi des miens : Ploudiry, la Martyre, Le Tréhou. Les bornes de la route sont les grands sanctuaires naïfs et les plus beaux chênes sont les fûts des calvaires aux pietàs sculptées. Je file. Je réside spirituellement dans cette géographie de houx, de chemins creux et de brandes. Les derniers chevaux hennissent dans l'hiver plein d'oiseaux. Je sais que le vent est au Nord. L'air est sec, lumineux, couleur pastel. Je chante quelque vieux cantique aux odeurs de matin, aux relents de granit mouillé. Je file, je roule, je suis heureux. Je pense à ma femme, aux filles, aux amis que j'ai quittés pour quelques jours. Je pense à vous. Malgré les conseils des médecins, je me paie une bonne cigarette brune. J'emplis mes bronches de la joie du tabac. Voici bientôt la zone des collines où les âmes errent dans les herbes longues et sèches, où les alouettes se protègent dans le lin des ajoncs. Puis je passe Hanvec et j'arrive à Rumengol. Je descends de voiture et pénètre dans la basilique.

 

Le choeur et les deux transepts sont occupés par un immense retable. C'est un foisonnement extraordinaire. Tout chante. Les ors, les bleus, les rouges, les roses et les verts tendres. Une vieille femme en coiffe prie. Elle allume pour moi la suspension. Le retable rutile de feuilles d'acanthe, de chêne et de lauriers. Dans les niches, les docteurs, de la loi et les saints veillent. Au dessous d’eux dans représentations naïves, robustes paysannes, moines joufflus, évêques mitrés font revivre le vieux temps de la croyance allègre. Je vais du transept gauche au transept droit. «Croyez-vous au paradis (baradoz)? » Je réponds à la voix qui m'interroge dans mon secret «Ya». J'entends un murmure. Non, les lèvres des sculptures ne s'émeuvent pas. C'est la vieille dame qui prie tout haut. Des multitudes ici avant moi sont venues. Moi-même, enfant, j'ai fait le pèlerinage à Rumengol. Et voici le sanctuaire déserté: une paysanne et un écrivain, voilà tout. Tout en marchant, je récite deux ou trois Ave Maria. Et c'est alors que je la découvre...

 

 

 

Elle, c'est la patronne du lieu. An Ttroun Varia, Madame Marie, la Mère du Christ. Elle est là droite, fière et souveraine sous son portique sculpté. Elle porte un manteau de brocart bleu et un voile blanc. Elle porte le sceptre de Bretagne dans sa main gauche et sa main droite tient l'enfant. Mère et Fils se trouvent couronnés. La Mère a le teint rouge des fermières qui conduisent le bétail dans le vent froid. Le même vent qu'aujourd'hui. An I-troun Varia Rumengol. Une sorte de noblesse roide marque ses traits. Je me dis que je suis encore son enfant, par-delà les tumultes de ma vie, je me dis que j'ai vécu, que j'ai aimé, que j'ai maudit, que j'ai erré — et que je suis celui qui tou- jours revient. Ave, Salut, que Viva... J'implore la Juive, la Galiléenne. Je lui demande de protéger mon frère malade et moi-même, deux emphysémateux, « poitrinaires» comme on dit. Puis, je feuillette le Livre d'Or qui remplace les antiques ex-votos. Je parcours les lignes. C'est du mauvais français diraient les docteurs. Il y a des fautes d'orthographe. L'écriture déborde la ligne droite. « Pensez à mon mari à cause de son opération», « Faites que je passe mes examens», «Merci à vous... ». J'hésite à poursuivre. A-t-on le droit de pénétrer dans le secret des demandes? Pourquoi le Recteur a-t-il exposé au regard de tous ce recueil d'espérances? Fait-il du racolage lui aussi ? Non... C'est le lieu d'être simple et naïf. Je suis tenté d'y aller de ma petite phrase. «Buhez a zo rmad », la vie est bonne». Voilà ce qui spontanément me vient à l'esprit. Je vais écrire cela. Mais je cherche en vain mon stylo. Je ne l’ai pas sur moi. Je suis un écrivain sans stylo. Tant pis. La vieille femme, la servante, la sentinelle est à deux mètres, derrière moi. Et elle débite toujours à haute voix les paroles saintes du rosaire. De ses mains nouées, ouvrières, belles et ridées comme des reinettes sort un long chapelet. Du fond de l'église, on pourrait la prendre pour l'un des personnages du retable polychrome. Elle ajouterait à ce baro- quisme exalté une note d'austérité et de deuil. Je pense à un voyage en Espagne, à mes haltes dans les villages basques, au chêne de la liberté planté dans la terre de Guernica, aux porches et retables paysans de cette province héroïque. Sanctuaires, sanctuaires: fondouks, caravansérails, bonnes auberges des pèlerins éblouis. Où donc iront les croyants, les priants, les fugitifs et les innocents quand ces refuges se trouveront sacrifiés à l'hégémonie du parking? Où donc irai-je moi- même poussé par mon insatiable besoin de routes et de prières?

 

 

 

Xavier Grall

L’inconnu me dévore ,

éditions Terre de Brume 2011, pp. 53-55